
J’ai croisé Robert en chemin pour rentrer chez moi. Le dos adossé contre une porte de garage en métal adjacente à la crèche du quartier, il a l’air d’un pauvre hère avec ses chaussures tellement déguenillées qu’elles ressemblent à deux choux-fleurs, sa coiffe de vieilles loques raccommodées qui cache son visage résigné, le front en avant et le regard posé sur le bitume.
Je l’avais vu trois fois peut-être. A chaque fois, j’étais passée devant Robert avec culpabilité. Mais il était tard, j’étais fatiguée et je ne m’étais pas arrêtée. Hier soir, ces mêmes pensées m’ont traversées et je suis à nouveau passée devant lui sans rien faire. Puis je suis revenue en arrière pour lui parler et lui proposer de lui faire quelques courses.
C’était étrange de m’adresser à son couvre chef sans rien distinguer de ses traits. Puis Robert a relevé la tête, soulevé un peu sa coiffe et j’ai aperçu ses grands yeux d’un bleu délavé et son visage légèrement bouffi. Robert a acquiescé à ma proposition et m’a demandé d’aller lui acheter de la bière. J’ai répondu que je préférerais lui acheter à manger et il m’a commandé des tortillas. Bien sûr, il n’y avait pas de tortillas au supermarché alors j’ai acheté un sandwich au poulet, des yaourts gourmands au chocolat et des blancs de poulet pour les protéines.
Quand je suis arrivée pour lui tendre les courses, Robert m’a à peine calculée. Il n’en voulait pas, « ce n’était pas ce qu’il avait demandé ». Je lui ai expliqué qu’il n’y avait pas de tortillas, alors Robert m’a demandé de retourner lui acheter du café. J’ai refusé.
C’était étrangement violent de me sentir ainsi rejetée par Robert. Proposer de faire ses courses à quelqu’un dans le besoin, cela m’arrive de temps en temps. Et même si je suis consciente de mes limites, même si je n’ai pas l’impression d’accomplir un acte héroïque, cela me semble bien, souhaitable, et autant que possible, je le fais.
J’ai repensé à la violence symbolique de Robert à mon égard. Il n’a même pas voulu toucher au sac de courses. Et puis j’ai pensé à l’extrême violence que Robert reçoit en plein visage au quotidien, de telle sorte que l’on ne l’aperçoit même plus, son visage. Peut-être est-ce un moyen comme un autre de nous rendre la monnaie de notre pièce pour toutes ces fois où nous passons devant lui sans même le regarder? Peut-être est-ce sa réponse pour redorer sa dignité, ne pas nous laisser nous gargariser de nos bonnes actions et nous rappeler que lui aussi, il peut avoir le choix.
René est tellement détruit, de l’intérieur, de l’extérieur, qu’il n’a plus le loisir de sourire, de remercier. Rebus de la société. Un parmi tant d’autres…
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