
Lettre ouverte au fils de Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider
Cher Bastien,
J’ai décidé de t’écrire une lettre et de te donner ce prénom, même symbolique, il te rendait plus proche de moi.
Je pense à toi depuis hier, depuis avant-hier, depuis des mois je crois. Avant-hier c’était toi, la veille c’était une petite fille américaine, et tous les jours depuis plus de cinq ans, c’est un enfant syrien, soudanais ou pakistanais.
Ce matin, j’ai écouté le Premier ministre parler à la radio. Il disait que tu allais devenir « pupille de la nation » – que tu allais être « adopté par la nation » en quelque sorte – et la nation c’est moi aussi je crois.
Manuel Valls disait qu’il faudrait sans doute plus de 20 ans pour éradiquer la menace terroriste telle qu’elle a pris corps aujourd’hui. Il disait qu’il y aurait d’autres victimes innocentes. Tu es l’enfant de cette génération. Moi, j’ai eu trente ans la veille du jour tragique qui marquera ta vie pour toujours. Je suis de la génération qui met ses enfants au monde sur cette terre bouleversée.
Il y a quelques jours, je me promenais dans la petite ville de banlieue où j’ai grandi. En passant devant le panneau d’affichage municipal – celui qui déroule chaque jour en lettres vertes lumineuses les compétitions sportives ou les conseils canicule pour nos petits vieux quand l’été est enfin arrivé – j’ai lu un message « ALERTE ATTENTATS » qui nous invitait à la vigilance dans les transports en commun. Je suis restée coite, la terreur au cœur de notre quotidien. Ce message comme une piqure de rappel sur la marche du monde, ou sa déroute.
Depuis le mois de novembre 2015, j’ai une boule au ventre quand je prends le métro. Chaque matin, je choisis attentivement mon wagon, ma place, fruit d’un savant travail d’observation et de déduction, parce qu’il me semble qu’ici c’est moins risqué. Comme si je pouvais faire sens de la terreur, rendre intelligible ce qui n’est qu’ignorance et bêtise.
Je crois que ni moi ni personne ne pourra ôter ta souffrance, nous pourrons la soulager tout au plus. Il n’y a pas de mot pour dire ce que tu as vécu le lundi 13 juin 2016, ni pour imaginer ce qui t’attend. L’horreur de ces quelques heures, la terreur, l’angoisse, l’incompréhension mutique gravés à vie dans chacune des cellules de ton corps en devenir. Et puis l’absence, le vide, l’oubli qui s’insinue petit à petit.
Bastien, tu as la vie devant toi. On dit parfois que les enfants sont des territoires vierges et vides, qu’ils ont tout à apprendre. Je crois au contraire que nous avons beaucoup à apprendre de ce regard sans entrave, sans haine, sans compartiment que vous portez sur la vie. Un regard d’humanité accomplie.
Le combat qui t’attend est herculéen. Il te faudra te construire sans tes parents, et pourtant sans haine. Il te faudra apprendre à vivre sans peur, alors que la terreur est venue frapper à ta porte de façon abominable et indifférenciée. Il te faudra apprendre à cultiver ta liberté et celle des autres, à combattre ta solitude, à dompter ta douleur, à te révolter, et à pardonner.
C’est cette liberté que t’envient ceux qui tuent au nom de Dieu. Ils veulent te l’enlever, te plonger dans la peur de l’autre. Il faut se souvenir chaque jour de la chance qui est la nôtre d’être nés là où nous sommes. Il faut cultiver notre liberté.
Si nous pouvons peu, nous te devons au moins de donner l’exemple.
Je ne peux pas te promettre de me souvenir de toi dans 5, 10 ou 20 ans. Mais je peux te promettre d’essayer de ne pas perdre de vue l’essentiel : ouvrir les yeux, tendre la main, et ne jamais nier la souffrance d’autrui.
Nous sommes les apôtres d’une faible religion, celle du repli sur soi.
Alors, je vais poursuivre mes projets, parler chaque jour à une personne nouvelle pour en écrire le portrait, parce que je crois qu’il faut renouer avec notre humanité. Parce que ces rencontres me font réaliser la complexité du monde, son relief, ses couleurs. La vie monochrome n’existe pas. Il y a du bon et du moins bon dans chacun de nous. L’accepter, c’est peut-être déjà tendre vers le meilleur.
Je vais continuer à penser qu’il faut construire autrement, qu’il faut changer, et reprendre langue avec notre liberté. Bousculer nos gouvernements empêtrés dans des intérêts abscons et mortifères. Parce que oui l’environnement c’est important, les énergies fossiles creusent leurs réserves autant que notre tombe. Et le changement c’est maintenant, pas dans quarante ans.
C’est peut être notre boulot à nous, justement, que tu puisses ouvrir les yeux dans 37 ans, à l’aube de tes 40 ans, sur un monde qui fasse un peu plus sens.
Je t’envoie mes pensées d’infinie tendresse.
Anna
très touchant, merci de rappeler l’essentiel.
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